Nous ne pouvons considérer les bouleversements du numérique comme un changement de paradigme en soi. Pour être effectif, un nouveau paradigme touche à notre manière de penser notre rapport à nous-même et aux autres. Or, à l’heure actuelle, les nouvelles formes de collaboration ne sont qu’émergentes et encore vulnérables. La grande question est de savoir comment elles vont modifier notre manière d’entreprendre.
L’expression « nouveau paradigme » décrit généralement une transition de Zeitgeist ou basculement vers un autre « esprit du temps » ; un bouleversement culturel modifiant en profondeur nos activités, pratiques et politiques.
Il nous arrive pourtant d’entendre l’expression décrire des épiphénomènes, comme accompagner le lancement de nouveaux produits, l’arrivée d’un nouveau manager, l’apparition d’une nouvelle formation politique, etc.
Bien qu’impactant à l’échelle de leur déploiement, ces événements précipitent-ils pour autant le monde à se redéfinir comme l’ont fait la révolution copernicienne, les révolutions industrielles, etc. ?
Nous pourrions aussi citer l’irruption des nouvelles technologies comme l’un de ces épisodes majeurs. Depuis 20 ans, celles-ci investissent progressivement chaque aspect de nos vies et les transforment indéniablement.
J’ai souhaité explorer à quelles conditions les évolutions technico-économiques provoquées par le numérique pourraient constituer un changement de paradigme.
En posant cette question, l’ambition est moins de soulever une controverse que d’engager l’entrepreneur qui me lira sur une question de prospective qui l’intéressera sans doute davantage. En effet, pour ce dernier, comprendre et anticiper les phénomènes sociaux et culturels devrait constituer un avantage déterminant, au même titre que les changements technologiques.
Cette dernière idée, bien que coulant de source, est aujourd’hui souvent amputée de sa première partie : La compréhension et la capacité à exploiter les évolutions technologiques est aujourd’hui me semble t-il la conception de l’entrepreneur prédominant dans les écosystèmes numériques, les médias, ou dans les filières technologiques de l’enseignement supérieur. Synonyme de gain de productivité et diminution des coûts, la technologie n’est-elle pas le levier de création de valeur par excellence ?
Au-delà de cet opportunisme technologique, la capacité entrepreneuriale se prolonge aussi dans l’aptitude à propulser de nouveaux modèles économiques. L’uberisation des produits et services procèdent du mouvement impulsé par l’intégration de nouvelles technologies. Et, bien qu’il y ait aussi une interrogation sur la réponse à apporter aux besoins humains, ceux-ci sont scrutés au prisme des outils technologiques à disposition. Le talent de l’entrepreneur consiste ainsi principalement à savoir adapter pertinemment la technologique aux problèmes, envies et désirs des groupes et individus.
Avec le numérique, les pratiques de l’entrepreneur évoluent. Y a t-il là pour autant un changement de paradigme – un bouleversement culturel à partir duquel l’être humain transforme son lien aux autres et à la nature ?
L’économie collaborative (airbnb, laruchequiditoui, blablacar, etc.) proposent des solutions maximisant l’utilisation des ressources. On voit également l’émergence de concepts comme l’économie de la fonctionnalité, caractérisant les solutions basées sur l’usage de produits plutôt que leur consommation. Michelin, Xerox, Dow Chemical, Airbus, etc. ont fait évoluer certaines offres dans ce sens.
Des entrepreneurs agissent, souvent par opportunisme, en limitant l’impact sur l’environnement et en innovant dans la manière de répondre aux besoins du marché. Y a t-il pour autant un changement de logique ? L’observateur ne verra pas de changement dans notre rapport aux autres : L’organisation de ce type d’entreprise reste verticale, le capital est généralement concentré, etc. Aussi, bien que les tendances de consommation montrent un intérêt pour les produits éthiques (commerce équitable, agriculture biologique, etc.), ces marchés restent marginaux à l’échelle de la population mondiale.
Bien que le déploiement de nouvelles technologies, souvent éco-efficientes, et l’apparition de nouvelles offres plus socialement responsables provoquent les éloges enthousiastes des plus optimistes, nous continuons, à l’échelle du système, à puiser dans des ressources limitées et courons à la catastrophe si nous continuons à continuer à opérer à l’encontre des lois de la nature.
Dans ce contexte, notre capacité à vivre-ensemble sera mise à l’épreuve par les bouleversements environnementaux. Irena, fer de lance de l’écosystème numérique en Macédoine remarquait que contribuer à la durabilité, ce n’est pas seulement agir pour limiter les bouleversements écologiques mais c’est aussi agir pour s’y adapter et éviter une fragmentation de la civilisation. Trouver de nouvelles manières de s’organiser pour évoluer ensemble faire ce que nous souhaitons authentiquement est aussi important que de renouveler la manière dont on répond à nos besoins.
Alors comment notre équipement mental et technique, notre savoir-faire et notre savoir-être doit-il se recomposer ? Quelles pratiques seraient celles de l’entrepreneur du paradigme émergent ? Comment « opèrerait » t-il sa sphère sociale et environnementale? Quelles seraient ses motivations, ses KPI ?
Plutôt que de décrire le fonctionnement d’un nouveau système macroéconomique, nouvelle utopie, concentrons nous sur la manière dont nous pourrions amener notre système actuel à une transition viable et désirable vers de nouveaux modèles, du « smarter » au « wiser ».
Cette possibilité ne serait possible qu’à condition de changer la manière dont nous humains nous envisageons notre rapport à nous-même et aux autres.
Cette démarche de « Lean Transition », étape par étape, est une invitation à innover dans l’émergence. Ainsi, de plus en plus de communautés, d’organisations, de groupes de personnes se constituent en « labs » au sein desquels les questionnements profonds ont leur place, réflexions sur la nature authentique de ce que nous voulons être et faire ensemble.
Ces labs procèdent aussi bien en planifiant selon la méthode du forecasting (prospective), en s’appuyant sur leur ressources et expérience du passé, que celle du backcasting, informant les décisions de planning depuis la perspective d’une vision attractive du futur comme but à atteindre collectivement.
Plutôt que d’opposer « business for profit » et « business for purpose », l’entrepreneur du paradigme émergent pose ainsi un continuum, et engage ses actions en cohérence avec un principe existentialiste et exploratoire du « deviens ce que tu es ». La réinvention est autorisée, encouragée, étape par étape.
Travailler dans l’émergence avec ses partenaires (associés et parties-prenantes) est une expérience puissante de découverte. La plus puissante car elle autorise à l’erreur et donne de la valeur au chemin. On expérimente. Est-ce pour autant évoluer en absence de règles ? Culture, valeurs, modes opératoires se constituent progressivement, supportée par de nouvelles pratiques de dialogue.
Cette culture nous fait évoluer d’un « leadership individuel » au « leadership participatif ». Elle sera utile à la nouvelle économie, en permettant à la transition numérique d’être plus humaine. Et un signe fort de ce changement de paradigme serait la collaboration des entrepreneurs à soutenir et accélérer la diffusion des communs, de considérer nos ressources comme partagées, vers une culture d’interdépendance caractérisée par la mise en œuvre d’écosystèmes de support.
Benoît Guyot est consultant-enseignant en stratégie du dévelopement durable. Il est également facilitateur.
Originaire de Lille, après ses études en Ecole de commerce à Lyon, Benoît a démarré sa carrière en 2007 comme intrapreneur dans une entreprise de l’agroalimentaire à Marseille. Prenant goût à l’entrepreneuriat, Benoît a ensuite été business developer pour le compte de plusieurs sociétés des technologies propres en Suède.
Confronté aux freins et obstacles à l’intégration de technologies pour l’environnement, il s’est formé à l’ « innovation durable » en suivant le programme MSLS (Master en Leadership Stratégique vers la Durabilité) du Blekinge Institute of Technology (Suède).
Désormais, il s’investit dans des projets d’innovation collaborative auprès de grands groupes, PME et start-ups et intervient comme enseignant dans plusieurs établissements d’enseignement supérieurs sur les thématiques d’innovation, d’entrepreneuriat et de développement durable.